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CONTES ET LEGENDES - Les douzes filles d'Angkor
On ne sait au juste pourquoi, mais, de tout temps et en tous lieux, les pauvres gens ont eu beaucoup d'enfants : peut-être est-ce un présent des dieux qui veulent suppléer à la richesse absente par une abondante tendresse familiale... Toujours est-il que, pour ne pas manquer à la coutume, un pauvre bûcheron avait eu de sa femme douze filles en six ans et que de ces douze filles une d’entre elle aura donné naissance au créateur du lac Tonle Sap
Dans la montagne du mont Kulen, un pauvre bûcheron avait eu de sa femme douze filles en six ans. Mais ne pouvant trouver de solution pour toutes les nourrir, il décida de les abandonner dans la forêt, espérant que les génies les prennent sous leur garde. Ainsi fut fait.
Une des plus jeunes jumelles, Néang Pou, se montra fort avisée. Elle grimpa sur un arbre et, de là, elle vit de la fumée : ce ne pouvait être que son père qui allumait une meule de charbon de bois. Accompagnée de ses sœurs, elle prit alors la direction de la demeure familiale.
Quand elles revinrent, le père n'avait pas davantage de riz à Ieur donner et il alla les perdre une nouvelle fois, mais dans une forêt si éloignée que les fillettes ne purent retrouver leur chemin.
Par contre, elles se rencontrèrent nez à nez avec la reine des Yacks dont l'aspect était plus terrifiant encore que celui d'une panthère.
On dit que ventre affamé n'a pas d'oreilles, il faut croire qu'au pays khmer c'était de ses yeux qu'on était privé lorsqu'on avait bien faim. Les fillettes ne virent pas les crocs menaçants de cette géante avide de chair humaine qu'était la Yacksa. Son teint vert et rouge ne les frappa pas, car, pour se faire suivre, Santhoméa la reine des Yacks leur offrit des fruits, des poissons secs et des galettes de manioc.
Des années passèrent et les petites sauvageonnes devinrent de grandes et admirables jeunes filles, amies de la princesse Néang Kang Rey, jeune fille d’une rare beauté.
Un jour, la reine s'aperçut que quatre des douze jeunes filles étaient à point pour lui être servies en repas. Aussi donna-t-elle l'ordre à ses serviteurs d'en apprêter une des plus grandes pour
le repas du lendemain. Heureusement qu'un rat blanc était là, qui se souvenait que les jeunes filles l'avaient un jour sauvé du chat. Il creusa alors un trou qui l'amenât auprès des malheureuses
pour les prévenir du sort qui les attendait.
Les douze jeunes filles se sauvèrent dans la campagne.
La reine ne tarda pas à apprendre qu'un serviteur de Suryavarman, roi des Khmers, avait trouvé les fugitives endormies sous un manguier du parc royal. Désireux de plaire à son divin maître, l'esclave les lui avait amenées, ne doutant pas que le souverain n'épousât la plus belle. Mais le roi, indécis et n'osant pas choisir de peur d'avoir un regret au lendemain du mariage, les épousa toutes les douze.
La reine Santhoméa, fort rancunière d'avoir été bernée par des mortelles, se présenta au Palais. Elle avait, bien entendu, abandonné sa figure de Yack pour ne pas effrayer. Elle se cacha d’en parler. C'est une princesse charmante que les esclaves du roi reçurent en grande pompe à sa descente d'éléphant.
A peine le puissant Suryavarman eût-il vu la reine Santhoméa qu'il s'écria : "Voilà celle que j'attendais ! Je n'aurai plus d'autre épouse qu'elle." On éloignât les douze femmes du souverain que les courtisans, soucieux de se faire bien voir, avaient déjà enfermées dans une citerne. "Qu'on leur crève les yeux et qu'on les prive de nourriture jusqu'à ce qu'elles aient dévoré leurs enfants", ordonna cependant la souveraine lorsqu'elle apprit que les douze femmes du roi avaient donné douze fils à ce dernier. Mais, cela, elle se garda de le faire connaître à son royal époux.
Rusant avec son bourreau dont l'alcool de riz avait obscurci la claire notion des choses, Néang Pou parvint à lui présenter deux fois son œil gauche dans lequel il plongea un poignard. Elle put ainsi abuser ses sœurs, leur présentant, comme son enfant à demi dévoré des restes de viande mis de côté, alors qu'elle gardait son fils bien vivant.
Ro Thi Sen arriva ainsi à l'âge de seize ans. C'était un bel adolescent habile aux jeux du corps comme à ceux de l'esprit. Comme il avait ses deux yeux, il s'en allait se mêler au monde,
rapportant des nouvelles de la Cour. Il décrivait le nouveau temple d'Angkor Vat que le roi Suryavarman venait de faire construire et s'en allait en ville gagner énormément d'argent dans les
villages, grâce à son coq de combat.
Un jour, Ro Thi Sen s'entendit appeler du haut d'un éléphant : c'était la reine Santhoméa: "C'est curieux, lui dit-elle, tu ressembles à quelqu'un que j'ai dû connaître autrefois." Elle lui envoya un chambellan qui donna l’ordre à Ro Thi Sen de s’habiller princièrement et de s'en aller dans la forêt.
La mission était lointaine et dura plusieurs jours. Un soir que le jeune homme s'était endormi, un bonze s'approcha du cheval et le flatta : "Que le Bouddha-Compatissant, vous soit propice, à toi et à ton maître." Le cheval, en encensant de la tête, fit tomber de sa selle un tube de bambou. "Laisse cela, moine, dit Rho Thi Sen qui venait de s'éveiller. C'est le message que la reine m'a chargé de remettre sans le lire à sa fille, Néang Kang Rey." Informé du message, le bonze dit "Bien, bien. Mais les caractères sont si beaux que je vais les copier." Et il gratta l'avant-dernier mot qui n'était autre que "Tue".
La princesse, lorsque le messager se présenta devant elle, lut à haute voix :
"Sitôt ce jeune homme arrivé, épouse-le".
Au premier regard ils s’aimèrent. Le mariage eut lieu en grande pompe.
Il y avait même d'étranges assistants, à la figure jaune et verte, aux crocs recourbés comme ceux des sangliers. Mais Ro Thi Sen n'avait d'yeux que pour sa femme et ne les vit point.
"Maintenant, tout t'appartient ici. Voilà les palais, voici les écuries. Plus loin c'est le temple de nos Génies. Et ce petit pavillon, c'est là où ma mère a mis son secret... Elle a dit que le malheur se déchaînerait sur moi si je le montrais à quiconque. Mais toi, tu es l'Unique... Et si ma mère était là, elle t'aurait confié le secret, car elle t'a adopté pour son fils en me donnant à toi comme épouse."
Il n'y avait qu'un vase où Ro Thi Sen put compter vingt-trois yeux. A côté était un flacon de jade rouge et un manuscrit qui indiquait comment remettre ces yeux dans leurs faces. Alors, le prince pensa à sa mère et à ses tantes, et les pleurs coulèrent sur ses joues.
La nuit arriva bien lentement. Néang Kang Rey s'endormit. Ro Thi Sen alla prendre les yeux, le sceptre de la reine et sauta sur son cheval. "Marche à ton but si noble, lui dit l'ermite qui l'attendait au passage. Et souviens-toi que le sceptre de Santhoméa est magique et qu'il te permet de franchir l'espace."
Déjà Ro Thi Sen apercevait à l'horizon
les cinq tours d'Angkor Vat
lorsqu'il s'entendit appeler. C'était Néang Kang Rey qui était arrivée à le rejoindre. Alors, le coeur déchiré, Ro Thi Sen jeta le sceptre pour créer un obstacle infranchissable que lui-même ne
pourrait jamais anéantir. En même temps que son cheval s'enlevait dans le ciel, le sol s'affaissa en une immense étendue que l'eau des rivières transforma aussitôt en un lac aussi grand qu'une
mer.
L'histoire pourrait finir là, dans la joie des douze épouses qui avaient retrouvé leurs yeux, dans la rage de Santhoméa dépossédée en un instant de son apparence de femme, dans le bonheur
paternel du puissant Suryavarman. Mais Ro Thi Sen se vit obligé de combattre la reine des Yacks : ce fut une longue lutte dont il sortit vainqueur.
Alokiteçvara lui avait donné un coeur compatissant et le fils de Suryavarman ne put se pardonner d'avoir tué la mère de son épouse. Et comme il savait que, jamais plus, il ne pourrait chérir Néang Kang Rey — maintenant de l'autre côté du Tonlé Sap, le Grand Lac — il se fit raser le crâne et prit la robe jaune des bonzes.
Depuis, chaque année, lorsque vient la mousson, les âmes des amants à l'amour sacrifié se retrouvent dans le lac, unis pour l'éternité.
source
Emilie TÔN (www.lepetitjournal.com/cambodge) mars 2012